Les événements de l'île étaient loin. Dans le temps, du moins, car ils restaient encore trop frais dans son esprit. Ajoutées à ça, les multiples tentatives d'Apollon de lui parler depuis qu'ils avaient quitté l'océan d'été avaient achevé de le laisser dans un état second. Assez pour qu'il accepte d'accompagner Perséphone à une soirée Helyantos sans même lui demander ce qui pouvait bien la pousser, elle, à s'aventurer dans ce genre d'ambiance. Sans doute par principe - les Sollerys étaient toujours invités - et pour espérer y croiser Dionysos, peut-être. Assez aussi pour qu'il considère sérieusement ladite soirée comme un bon moyen de se changer les idées, alors qu'il détestait ça en temps normal.
Cela dit, vu que la seule autre chose qui avait déjà fonctionné jusque-là était de coucher avec Aphrodite, il préférait quand même l'option fête.

Maintenant qu'il se trouvait sur place, il reconsidérait un peu sa décision de venir. Pour une "petite fête", elle était quand même pas mal peuplée. D'Helyantos, évidemment, mais pas que. Il repéra l'émanation qui avait accompagné Apollon à l'infirmerie pendant leur cours de sport, entourée d'un petit groupe qui était assurément Sollerys jusqu'à l'os. Une ou deux muses Ipomea, quelques Tamarisc : bref, trop de monde. Sans compter qu'après sa promesse de ne plus surveiller Perséphone comme un garde du corps trop zélé, il l'avait lâchée des yeux, et qu'il n'avait pas la moindre idée d'où elle était passée.

À défaut d'avoir mieux à faire, il s'était retrouvé du côté du bar. Il tenait bien l'alcool – il l'avait prouvé dans son duel contre Dionysos – mais il espérait quand même que ça aiderait un minimum à lui vider la tête. Si les Helyantos étaient aussi insouciants en permanence, ça devait bien venir de quelque part. Et puis il fallait au moins ça pour supporter toute cette foule.

Il en était à son... deuxième ? Troisième verre, peut-être. C'était nettement plus chargé que les verres de vin qu'il avait descendus avec Dionysos à la taverne, mais ça avait eu le mérite d'embrouiller les pensées dans sa tête et de les réduire un peu plus au silence sans trop détruire sa conscience de son environnement ou son équilibre. L'alcool lui était un peu monté à la tête, mais ça allait. Et ça irait sûrement pendant un bon moment encore.

C'est ce qu'il pensait, en tout cas, alors qu'il essayait de repérer Perséphone dans tout ce bordel. Il l'avait un peu perdue de vue depuis le début de la soirée. Il n'avait pas envie de rester planté tout seul au milieu de gens qu'ils n'aimaient pas particulièrement. Peut-être que Dionysos était dans le coin, c'était une soirée Helyantos avec de l'alcool, après tout, il devait bien se trouver dans les parages... et vu comme il semblait s'entendre avec Perséphone, peut-être que c'était là qu'elle avait filé au moment où il l'avait lâchée du regard.

Dans la catégorie "parler trop vite", penser que tout irait bien à une soirée organisée par les Helyantos était visiblement sur le podium. Contrairement à ce qu'on aurait pu attendre, ce ne fut pas une forme quelconque de chaos qui fit basculer sa perspective de la soirée. Non, comme souvent et comme pour beaucoup de choses, ce fut une personne. La même qu'il essayait d'éviter depuis tellement longtemps qu'il avait arrêté de compter.
Apollon. Sur scène. Trop loin et trop proche à la fois.

Le verre d'Arès trembla entre ses doigts et il raffermit sa prise, sans savoir s'il voulait le vider d'une traite ou, au contraire, ne surtout pas le boire. Il en avait terminé combien ? C'était irrationnel, vu qu'il était sur scène, mais l'idée qu'il puisse se retrouver nez à nez avec Apollon en ayant de l'alcool dans le sang le paralysait.

Le premier réflexe d'Arès fut de parcourir la foule du regard. Si, un instant plus tôt, il cherchait Perséphone simple pour être sûr qu'elle allait bien, il avait un tout autre objectif en tête, maintenant : repérer Dionysos. Il était la seule personne, actuellement, qui pouvait résoudre le problème irrationnel qui venait de prendre forme dans sa tête. Il finit par repérer le dieu qu'il cherchait avant que tout ça ne commence. Il bouscula la foule et, même s'il était conscient d'interrompre sa conversation avec Perséphone, il l'attrapa par le bras.



Il espérait quand même qu'il n'avait pas coupé une discussion importante. Mais bon, il était clairement perturbé. Déjà, ce n'était pas son genre de s'excuser, même si Perséphone faisait partie des rares exceptions auprès de qui il en était capable, et ça ne lui ressemblait pas non plus d'être aussi poli, ou délicat, ou quel que soit le mot qui qualifiait la demande qu'il avait entrepris.



Il ne poussa pas la bizarrerie jusqu'à dire "s'il te plaît", mais le regard stressé qu'il posa sur la scène en disait long. Tant pis si sa demande paraissait bizarre et faisait naître des questions, il n'avait de toute façon pas l'intention de s'attarder ; une fois qu'il aurait la confirmation de Dionysos, il les laisserait tranquille. Mais c'était trop risqué même juste de finir son verre actuellement. Il n'avait pas la moindre idée de comment il pouvait agir en ayant de l'alcool dans le sang. Ce qu'il savait, par contre, c'était que ça levait un peu trop d'inhibitions à son goût. Hors de question de prendre le risque de craquer. Pas comme ça. Même pas du tout. Il n'avait aucune envie de savoir ce que ça faisait de l'avoir si c'était pour le perdre juste après.

Dionysos avait l'air un peu surpris, ce qui ne l'étonna pas vraiment. De toutes les personnes qui auraient pu venir le voir pour lui demander poliment un service, Arès devait sûrement être bien loin sur la liste. Mais il accepta quand même de l'aider. C'était tout ce qu'il lui fallait. Il hocha donc la tête en guise de remerciement - histoire que Dionysos ne commence pas à s'inquiéter pour sa santé mentale s'il commençait à lancer des mercis comme il lançait des gens dans les murs - et il le laissa retourner auprès de Perséphone. Elle avait l'air en forme, il était content de la voir sourire. Mieux valait éviter de lui gâcher la soirée avec sa mauvaise humeur ; il retourna donc vers le bar.

Maintenant qu'il avait la certitude qu'il ne risquait rien, il termina son verre avant que la crispation de ses doigts ne finisse par le briser. Entendre sa voix partout autour de lui, lui donnait des frissons. Mais plus que ça, c'étaient ses mots. Je l’ai écrite ces dernières semaines, en pensant à quelqu’un en particulier. Et les paroles. Et tout le reste. Arès déglutit, finit par attraper un autre verre en espérant vraiment que Dionysos tiendrait sa part du marché si jamais Apollon descendait de cette scène avant que lui-même soit parti.
Il aurait pu partir maintenant, à vrai dire, mais vu l'insistance d'Apollon à essayer de lui parler, il avait presque peur qu'il descende de scène en pleine chanson pour le retenir.
Et, surtout, il n'arrivait pas à le lâcher des yeux.

Aussi frustrant que ce soit – et ça l'était vraiment, vraiment beaucoup – il était... hypnotisant. Ses cheveux avaient repris leur coiffure d'origine, ce qui en disait long sur le temps passé à l'éviter. Quant à la veste qui glissait de ses épaules... Est-ce que c'était plus simple que de le voir torse nu, ou pire ? Son imagination s'amusait à combler les vides, à lui renvoyer en tête ce qui était caché. Et ce regard...
Qu'importe ses mouvements, ses yeux dorés semblaient ne chercher qu'une seule direction. Une seule personne. Lui. Il frémit. Ça ne pouvait pas être juste une impression, pas vrai ? Peut-être...




Il tourna les yeux vers deux filles qui riaient entre elles. Le genre de rire extatique et mièvre de quelqu'un qui se laissait emporter par son imagination.






Voix glaciale, acérée, portée par la brûlure cinglante de la jalousie. Une jalousie qu'il n'aurait jamais exprimé en temps normal mais à qui l'alcool avait ouvert la voie sans lui demander son avis. Cette fille croyait vraiment qu'Apollon la regarderait plus de cinq secondes ?
Malgré le ton froid et assassin de sa voix, l'émanation fit l'erreur de rire. Ou plutôt, elle commença par rire, réalisa le danger que ça impliquait et plaqua ses mains sur sa bouche.




Elles détalèrent quand il tourna la tête vers elle. Son regard était passé l'espace d'une seconde de la jalousie à la haine et ce détail ne leur avait pas échappé. Mais il les avait déjà oubliées. Seul le rire restait dans un coin de sa tête. Voilà, c'était tellement absurde à imaginer que même des filles qui n'y connaissaient rien l'avait compris.

Il baissa les yeux sur son verre tandis qu'il s'efforçait d'ignorer les paroles de la chanson qui venaient s'inviter à ses oreilles. Il avait envie de les croire. D'imaginer même un instant qu'ils étaient pour lui. Mais au fond, ça le rendait exactement comme ces filles, et ça l'enrageait.

Quand le verre qu'il tenait se brisa dans sa main, il décida qu'il en avait assez vu et assez entendu. De toute façon, la chanson était bientôt finie. Perséphone était entre de bonnes mains et il ne risquait pas de lui arriver quoi que ce soit. Il s'efforça donc de se frayer un chemin à travers les petits groupes pour rejoindre la sortie.

Le prochain morceau sera interprété par nos amies les Muses. Une phrase, et il sut, sentit, qu'il ne sortirait pas du panthéon sans la discussion qu'il redoutait depuis l'instant où il avait vu Apollon sur cette scène. Il n'eut effectivement pas le temps d'atteindre la porte qu'il sentit une main se poser sur son épaule pour le retenir. Contrairement à beaucoup de leurs contacts depuis… une éternité, celui-ci ne le poussa pas à se figer sur place. Il s'arrêta quand même dans sa marche, le cœur battant à un rythme trop irrégulier, entre l'alcool, la musique et le contact.



… me touche pas. Il ne put pas finir sa phrase, ni même vraiment la commencer. Les mots d'Apollon firent écho à ses pensées d'un peu plus tôt et il se mordit la lèvre, revoyant les sourires des filles, leur rire, leur regard incrédule quand il avait parlé un peu trop spontanément. Il n'avait pas envie d'être comme elles. Mais il n'était pas comme elles. Parce qu'elles croyaient, alors qu'il savait. Apollon avait écrit cette chanson pour lui. Pas pour elles, pas pour ses fans.
Pour lui.
Et il ne savait plus du tout comment y réagir.



Sa voix n'était qu'un murmure. Le genre qui n'aurait jamais franchi ses lèvres s'il n'avait pas eu plusieurs verres d'alcool dans le sang. Au fond, il savait pourquoi. C'était peut-être parce que la voix du doute avait arrêté de parler plus fort que la sienne, mais il avait moins de mal à… comprendre. À comprendre Apollon, du moins, parce que pour ce qui était du contenu de sa tête… à part qu'il n'arrivait pas à le regarder en face ou à le toucher, il avait du mal à se fixer. Il soupira et baissa la tête en se passant une main sur le visage.



Trop de questions, trop de choses à prendre en compte, en plus de la jalousie qui venait de bouillonner dans ses veines et qui s'ajoutait au mélange. Il avait l'impression que son crâne allait finir par exploser à force d'être rempli de réflexions. En temps normal, il était du genre à agir sans penser à quoi que ce soit. Et là, à part l'éviter du mieux possible, il n'agissait pas vraiment. C'était étouffant.