Le Dernier jour avant le Renouveau
Penthésilée et Achille

Les Moires avaient parlé. Elles avaient annoncé leur projet visant à refaçonner l'histoire du Panthéon. Tous furent prévenus les uns après les autres. La survie du monde en dépendait. Je m'étais rendu auprès de tous les gens que j'ai pu cotoyer dans ma vie ou dans ma mort afin de les voir une dernière fois. Le premier d'entre tous fut Patrocle. Il avait trépassé par ma faute et lorsque je l'ai rejoint dans l'Hadès, le revoir fut un soulagement. Nous avions vécu tant de péripéties de notre vivant, il fut impensable d'envisager de demeurer loin l'un de l'autre dans la mort. Mais il tint à ce que je puisse voir nos anciens camarades, nos frères d'armes et même nos anciens ennemis. Ils ne le seraient de toute façon bientôt plus... Malgré tout, j'avais refusé de voir Agamemnon. Même dans la mort, j'avais refusé de parler à cet homme sans courage afin qu'il médite éternellement sur notre échange houleux et verbal survenu de notre vivant. J'avais revu une dernière fois Ajax et Ulysse. Puis Hector qui demeurait un homme honorable. Même s'il avait tué mon plus fidèle ami, il avait passé l'éternité à me signifier qu'il crut me tuer moi. Il l'avait fait, d'une certaine manière. Mais à l'aube du recommencement, j'avais décidé de lui pardonner. Après une poignée de main ferme et amère, je le quittais.

Je m'étais recueilli sur la rive du Styx un moment. Dégainant mon épée, je me piquais le doigt. Rien ne se passa. J'étais toujours Achille l'Invincible. C'est lorsque je tendis l'oreille que j'entendis une voix familière.

— Es-tu nostalgique, mon fils ?
— Mère...

Je tournais la tête et observais Thétis derrière moi. Elle posa sa main maternelle sur mon épaule. Un triste sourire aux lèvres, elle me regarda...

— Tu n'étais qu'un bébé la première fois que je t'ai emmené ici. Je me doutais bien que tu viendrais là où ta légende a commencé.
— Je suis touché que vous veniez me voir pour le dernier jour avant le renouveau.
— Nos derniers instants en tant que mère et fils... J'espère que je te reverrai, Achille. Que nous serons proches tous les deux.
— Je l'espère de tout coeur, moi aussi.

Elle me prit dans ses bras, passant sa main dans mes cheveux, d'un geste tendre. Je lui rendis son étreinte avec douceur à mon tour. Les dieux étaient occupés et j'en avais bien conscience. Ma mère ne fit pas exception.

— Je suis heureuse de t'avoir vu une dernière fois, mon fils.
— Moi aussi, Mère.
— Garde toujours ton petit sourire, Achille. Tu es plus mignon quand tu souris.
— Je ferai de mon mieux, Mère. Toujours...

Elle dut se retirer. C'est le sourire triste et les yeux humides qu'on se quitta. Peut-être que nous nous reverrons après le Renouveau, qui sait ? Je n'en sus rien. Ce dont j'étais conscient, en revanche, était que je devais encore voir quelqu'un avant que tout ne recommence... J'errais dans les Enfers, en quête de la dernière personne que je désirais revoir. Je ne voulais pas que cette vie et que cette mort prennent fin sans qu'on ne se soit pas dit au revoir. Je fus porté par mon instinct, en trouvant dans les Champs Elysées une grande plaine à l'herbe verte qui commençait à jaunir avec la course du soleil qui se terminait. Le lieu parfait pour s'entraîner comme j'aurais aimé le faire avec elle. Je la vis du coin de l'oeil. Je me dirigeais vers elle, le pas lent, lourd. Nous ne nous étions pas vus depuis notre vie sur terre où après le décès d'Hector à Troie, elle était intervenue, elle et ses soeurs amazones. Nous nous étions vus. Elle me plut. Mais elle mourut. De ma propre main...

— Penthésilée...

Le Dernier jour avant le Renouveau
Penthésilée et Achille

Elle apparut à moi comme une illumination. L'Amazone croisait le fer avec un bel homme blond au regard d'azur. Il maniait le fer tel un virtuose des lames et il fut frustré que j'interrompe ce combat de manière si abrupte. Il voulut m'attaquer, le regard plein d'animosité, mais elle l'arrêta. Il l'avait appelée "Mère"... Penthésilée avait eu un fils. J'avais pris sa mère à un enfant. Il le savait. Pourtant, alors que je le regardais intensément, je vis le bleu de ses yeux briller du feu qui brûle dans le coeur de tous les grands guerriers. Nous avions le même regard... L'azur de ses iris et ce regard fier viendraient-ils de son père ? Je fus interrompu dans mon introspection par Penthésilée qui prit congé de cet homme semblant trop âgé pour être son fils. Sans doute est-ce parce qu'il est mort bien après sa mère ? Même dans sa démarche, quelque chose en lui me semblait familier. Comme si..? Je regardais l'Amazone qui s'adressa à moi une fois son fils parti.

— Ce crépuscule ne sera pas le tien, mais le nôtre.

On fut proches l'un de l'autre. La fière guerrière voulut me laisser une chance pour parler comme le ferait un Grec. À la condition préalable de nous parler d'abord comme le font les guerriers que nous étions, dans notre vie comme dans notre mort. Je reconnus là la fière guerrière que mon coeur avait choisie, hélas, bien trop tard pour pouvoir en jouir...

— Penthésilée, fille d'Otréré, et reine des Amazones. Moi, Achille, fils de Thétis et chef des Myrmidons, je relève ton défi. Que ce dernier jour demeure le meilleur.

Je dégainais mon épée que je pointais vers la sienne, la touchant du bout de la pointe, en signe de respect. Même lorsqu'elle fut mon ennemie, je la respectais en tant que combattante. Même si elle fut appelée à combattre aux côtés des Troyens, elle avait gagné mon respect bien plus que la plupart de mes propres camarades... Je poussais un rire amusé. Elle avait raison...

— Une lame sans courage est une lame impuissante. Agamemnon sut à peine tenir la sienne. J'aurais, je l'admets volontiers, adoré que ta lame le pourfende, à défaut de ne pouvoir l'occire moi-même... Mais Agamemnon, cet illustre lâche, n'aurait même pas mérité que tu l'approches. Le tuer n'aurait fait que tâcher ton aura. Tu fus incontestablement l'Amazone la plus vaillante, la plus digne et la plus puissante parmi toutes celles que j'ai pu affronter à Troie.

Sur les treize qui avaient été déployées à ma connaissance, mise à part Penthésilée, j'en avais vaincu cinq. Ces femmes guerrières méritaient leur réputation de puissantes et valeureuses adversaires. Elles avaient bien plus de courage que certains de mes camarades. L'un d'entre eux, Thersite, s'était amusé que mon coeur se soit épris de la reine des amazones une fois que j'avais pourfendu le sien. Je l'avais fait taire définitivement d'un revers de la main pour un tel affront. Nul n'avait le droit de lui manquer de respect, et surtout pas un hideux pleutre dans son genre. Nos fers s'entrechoquèrent dans une symphonie de feu et d'acier. Alors que je m'approchais de Penthésilée, nos épées se bloquant mutuellement, je m'adressais à elle, avec un sourire en coin, excité par l'adrénaline du combat.

— Lorsque je pris ta vie, je n'eus pas le coeur à prendre tes armes. Comme si avec toi quelque chose en moi trépassait aussi.

Une passe, puis une autre, et encore une autre. L'acier rencontra l'acier, dans une danse intime. Je n'aurais pu rêver d'une meilleure fin. J'avais conscience que les Moires arriveraient tôt ou tard, mais je voulus demeurer pour tout le reste de l'existence de cette vie aux côtés de celle que j'aurais aimé surnommer...

— Ma guerrière...

Le Dernier jour avant le Renouveau
Penthésilée et Achille

Je fus touché qu'elle me remercie pour ce que je fis d'elle une fois sa vie prise. Je ne pouvais me résoudre à lui prendre ses armes comme l'aurait voulu la tradition. Mon coeur épris d'elle souffrait déjà de sa perte à peine l'amour naissant, comme si ma chair avait été transpercée elle aussi lorsque je la tenais dans mes bras, le sang coulant de ses lèvres que j'aurais aimé embrasser, sentant sa vie la quitter et prendre une partie de moi dans son dernier souffle... La voix quelque peu amère, je répondis au souvenir de la vision du passé sur le sable troyen.

— Tu étais mon plus beau combat à Troie mais aussi le seul que j'ai regretté d'avoir gagné. J'ai refusé qu'un autre que moi ne te touche, même après ton trépas. Je voulais t'offrir tous les honneurs moi-même. J'ai personnellement creusé le trou dans lequel j'ai placé ton corps, avec tes armes, ton armure et mis des oboles sur tes yeux pour être certain de retrouver dans les Enfers la plus grande guerrière que j'ai eu le privilège d'affronter. Ne me remercie pas. Je t'ai traitée avec tout le respect que j'avais pour toi, dans la vie comme dans la mort.

Nul autre que moi n'a pu la toucher. Aucun ne s'était risqué à s'approcher de ma guerrière vaincue au risque de connaître le même sort qu'Hector, prince de Troie que j'avais exécuté. Elle méritait le respect le plus pur, le plus solennel, le plus sacré. Mes camarades Achéens auraient volontiers profané le corps d'une Amazone juste pour le plaisir de la soumettre, et ça, je ne l'aurais pas toléré... Le bruit de nos fers s'entrechoquant persistait dans mon esprit, les ressentant jusque dans ma chair à un tel point, que ce bruit régulier était celui qui accompagnait les battements de mon coeur depuis ce jour. C'est au bout d'un échange bref de politesses pour nous échauffer que l'Amazone me lança un ultime défi. La vaincre pour l'avoir pour femme le temps qu'il nous restait à attendre la fin de cette existence. Même pour une seule journée, une heure, une simple seconde, j'aurais été prêt à l'impossible. Même retarder l'échéance ultime... Déterminé, je répondis d'une voix forte.

— Je prendrai cette victoire et ton coeur comme tu as pris le mien. En garde, Penthésilée, fille d'Otréré ! Montre moi la flamme dans tes yeux et le fil de ta lame !

L'heure n'était plus aux passes de politesse. Elle désirait un réel combat dans lequel elle comme moi allions nous prouver que nous étions dignes l'un de l'autre. Pour cette guerrière, j'étais prêt à tout. Pour ma guerrière, j'allais me surpasser. Elle avait rencontré nombre de guerriers dans sa vie et j'ai eu l'honneur d'être le dernier. J'allais avoir ce même honneur dans sa mort. Nos épées dansèrent, l'acier chantait, les étincelles brillaient sous l'impact de nos passes agressives, souples et ardentes. On aurait juré voir nos lames prendre feu dans cet échange passionné, une symphonie des lames dont Penthésilée et moi étions les plus grands virtuoses. Coups de taille, estocades et parades en tous genres étaient échangés dans une danse mortelle. Cet échange si intime que seuls nous comprenions était notre façon pour nous, héros, êtres divins, avions pour nous sentir...

— Vivants...

Cependant, même si l'affronter me donnait l'impression de ne plus être mort, le temps me manquait cruellement. Combien de temps allais-je encore avoir avant que les Moires ne viennent nous chercher, avant que nos fils se retrouvent rembobinés en même temps que celui du monde ? Ma fougue frappait avec vaillance, mais sa défense demeurait tenace comme autrefois. Elle était digne de moi comme j'espérais être digne d'elle. Je voulais être digne d'elle. Je voulais mériter sa main. Comme habité par l'instinct guerrier, j'avais laissé parler mon épée qui frappait celle de Penthésilée dans un chant martial. Le choc fut tel que son fer vola pour se planter dans le tronc d'un arbre. Mais il en fallait bien plus pour vaincre une Amazone. La désarmer ne suffisait pas. Ç'aurait été lui manquer de respect de mettre fin à ce combat maintenant. Mais mon sens de l'honneur me fit jeter ma lame à mon tour pour rejoindre celle de ma guerrière. Je cherchais le contact avec elle, titillant son esprit combatif. Mais je l'emportais dans ma course, la plaquant contre un arbre massif. C'était le moment...Je la serrais dans mes bras, lui empêchant toute retraite, et m'adossais à l'arbre pour ne pas tomber en arrière, la mettant dos à moi. Ma main posée sur sa gorge ne laissait pas de place au doute. Je l'avais vaincue... Je souriais, fier d'avoir remporté ce combat, non sans avoir senti mon front humide par la sueur. Je pris la parole, près de son oreille dans un ton victorieux.

— Je vais maintenant prendre ma récompense, Penthésilée...

Mon autre bras se leva lorsque je pris conscience de l'arbre contre lequel je m'étais adossé. Un pommier. Je ne pouvais pas tomber sur un meilleur arbre... Je pris un fruit que je cueillais, non sans observer l'Amazone que j'avais alors conquise dans la plus traditionnelle des coutumes...

— En signe de mon amour, je t'offre cette pomme. Penthésilée, acceptes-tu de devenir ma femme pour le temps qu'il nous reste? Suis-je digne de conquérir ton coeur ?

Ma main sur sa gorge se baissa et lâcha sa prise. La pomme lui était alors présentée. À la plus belle et la plus grande de toutes les guerrières. À la plus belle et la plus grande de toutes les femmes. La mienne... Je lui avais alors offert mon coeur en même temps que ce fruit...