Torse d'acier, cœur de verre

Au revoir, Maîtresse des Mots. Tels étaient les derniers mots qu'Achille a prononcés pour Mégara. Leur relation ambiguë mais sincère était fort intense et précieuse pour le Tamarisc. Le héros s'était décidé à concrétiser son amour pour la mortelle. Il avait mis tant de temps à se rendre compte de l'intensité et de la nature de ses sentiments que la Lobellus s'était souvenue de son amour pour quelqu'un d'autre. Un premier amour contre lequel même l'Invincible ne put se résoudre à lutter. Il n'a jamais manqué de courage, de volonté ou de force pour affronter n'importe quel défi. Cependant, celui-là, il ne voulut même pas essayer de livrer une bataille déjà perdue si la femme dont il était épris en aimait déjà un autre. Il se refusait cela. Il se refusait à la faire souffrir directement ou non. Il ne voulait pas perdre la relation toute particulière et unique qu'il entretenait avec elle, basée sur un respect mutuel, une bienveillance sincère et une loyauté indéfectible. Il aurait retourné le monde pour le mettre à ses pieds si elle l'avait voulu. Il aurait affronté mille défis pour elle. Il voulait devenir le meilleur. Pour elle. Il en était amoureux. Il l'avait découvert, mais trop tard. Se déclarer avant lui aurait-il permis de conquérir le coeur de la Maîtresse des Mots ? Jamais il ne le saura. Mais il s'en moquait, s'il pouvait garder ce qu'il a construit avec elle. Il était devenu la meilleure version de lui-même en apprenant auprès de Mégara du vocabulaire, une manière d'agir, de faire, de penser bien moins belliqueuse qu'à l'accoutumée. Et ça lui plaisait, quelque part. Il n'avait pas radicalement changé. Il était simplement devenu... Meilleur.

Son périple depuis les jardins était long. Presque interminable, pour lui comme le petit garçon qui marchait devant lui, la tête baissée, au ralenti. Lui qui pourtant se faisait une joie de venir "Voir Maman" comme il disait. Achille le vit avec le regard éteint, le visage triste. Il peinait à marcher droit et vite comme il le faisait pourtant toujours. Son corps lui paraîssait peser des tonnes. Mégara était loin. Il était hors de son champ de vision. Et tant mieux. Il n'aurait pas aimé qu'elle culpabilise de le voir comme ça. Comme anesthésié par ce au revoir, ces excuses, ces explications, il se sentait juste... Non. Il ne se sentait plus. Il ne sentait rien. Plus rien. Il se perdit dans l'académie. Le petit garçon blond ne l'aiguillait plus sur le chemin à prendre. Lui-même était resté muet. Il n'était par ailleurs vivant que dans sa tête. Partout où l'Invincible passait, il semblait perdu, errant dans les ténèbres de son propre esprit, dans la brume de son propre coeur.

Ce n'est qu'une fois la nuit tombée qu'Achille put retrouver son chemin jusqu'au sanctuaire Tamarisc. Il poussa la porte d'entrée et frappa de ses bottes le sol de la salle commune, le pas lourd. Bien plus lourd que lorsqu'il a quitté son sanctuaire le matin même. Il entendit une voix joyeuse déchirer le silence du lieu. Un moment rare dans leur salle commune où les compétitions et les conflits étaient de mise et bruyants...

— Ah, Achille !
— Bonsoir, Athéna...
— J'ai vu Hélène aujourd'hui, elle m'a demandé de tes nouvelles ! Alors, comment s'est passé ton rendez-vous avec Mégara ? Vous avez discuté longtemps !

Achille garda le silence alors qu'il croisa le regard de la déesse de la sagesse. Elle acheva sa bouchée et tendit son plateau où trônait un grand bol d'une mixture blanche et des crudités à tremper dedanns. Le péché mignon de l'Invincible. Ce qu'il a toujours adoré déguster. L'absence de sourire sur le visage du blond l'avait mise sur la voie. Leur discussion n'avait certainement pas été au goût des deux intéressés... Elle prit l'initiative de changer de sujet de conversation.

— Goûte-moi ce tzatziki, il est divinement excellent, tu vas adorer !
— T'es sûre..?

Elle acquiesca de la tête avec son grand sourire. Comment refuser une telle proposition sans risquer d'inquiéter la sage Athéna ? Il s'empara d'un batonnet de concombre qu'il plongea dans le tzatziki et le croqua. Il ne ressentit rien. Rien de bon qui aurait pu le transcender comme le supposait la déesse. La réponse du héros ne se fit pas attendre. La voix faible, son jugement tomba comme un couperet.

— Il est fade...
— Ah ? Est-ce qu'Il manque de sel ?
— Nan.
— De l'ail en trop, peut-être ?
— C'est pas ça non plus, nan... Y manque un truc...
— Que manque-t-il à ton avis..?

Il prit un batonnet de carotte et le trempa à nouveau dans le tzatziki. Il l'approcha de sa bouche ouverte et lorsqu'il croqua, un éclair lui vint. La forêt d'automne. Un pique nique au bord du lac. Un tzatziki partagé. Les légumes passés, croqués, carottes, concombres et tomates enduits de la trempette favorite de l'Invincible... Puis un échange particulier. Le souvenir d'avoir goûté le meilleur qu'il n'ait jamais goûté. Un concombre puis une carotte généreusement trempés et avec en fin de bouche...

— ...Une touche personnelle...

Cette touche personnelle... Celle de sa mortelle. Voilà ce qu'il manquait. L'absence de cette touche qui venait parfaire la bouchée, le repas, le souvenir d'avoir eu droit à ces lèvres sur les siennes, fit naître au coin de ses yeux une petite brume. Un peu d'eau. De timides larmes. Il avait prononcé ces derniers mots avec une telle faiblesse dans la voix qu'Athéna peina à l'entendre.

— Achille..? Tu veux me parler de ce qu'il s'est passé ?

Il fit un non de la tête alors qu'il tenta de reprendre son chemin. Il entendit quelque chose chuter, frapper le sol et rouler à ses pieds. Achille répondit, la voix de plus en plus faible.

— Nan. Pas ce soir, Athéna. S'il te plaît...

Alertée par le bruit, la déesse observa ce qui était tombé. Achille baissa la tête et ramassa l'objet rond et rouge. La pomme qu'il comptait offrir. Le héros reprit son chemin. La déesse comprit tout. Il ne désirait pas en parler. Elle l'observa quitter la salle commune sans bruit, sans dire un mot. Le blond monta péniblement les marches et regagna les dortoirs. Tête baissée, il se rendit jusqu'à sa chambre, escorté par le petit garçon qui l'imitait autant dans l'apparence que dans la posture. Il entra dans la pièce et s'avança jusqu'à l'entrée de sa tente, sans jeter un oeil à ses camarades de chambrée. Debout devant la tente, les yeux fermés dans le vide, il laissa s'échapper de silencieuses larmes. D'abord timides, puis abondantes. Il se laissa tomber à l'intérieur de son abri, là où il aimait être seul, s'écroulant comme s'il avait porté le monde sur ses épaules. Face contre terre, il poussa un sanglot, respira de façon saccadée. Même respirer le faisait souffrir. Son regard azur se posa sur la pomme rouge qu'il avait prise avec lui. Les larmes n'avaient pas cessé de couler.

— J'suis invincible... Alors pourquoi j'ai mal..?

Le héros serra le fruit contre son torse, comme s'il représentait l'infime espoir que ce jour n'était qu'un horrible cauchemar...

Alors qu'il ferma les yeux, il se vit dans les jardins. La Lobellus était là, souriante, belle, envoûtante. Il se vit assis à ses côtés sur le banc de pierre, sortant la pomme de sa poche. Les yeux de Mégara s'illuminèrent en voyant le fruit. Elle avait compris ce que son Super-Mâle avait à lui dire. Le petit Patrocle avait un sourire jusqu'aux oreilles. Maman et Papa s'étaient déclarés l'un à l'autre. Il ne tenait pas en place... La mortelle embrassa tendrement le héros dans un baiser sincère, fiévreux et exaltant. Sa main se posa sur son torse. Achille ne fut jamais aussi heureux que cet instant... Il ouvrit les yeux pour contempler les prunelles mauves de Mégara qui lui souriait. Elle ouvrit la bouche et prononça quelques mots, presque dans un murmure.

— Tu n'auras plus besoin de ça...

La main de la Lobellus s'engouffra dans le torse du Tamarisc qui sentit une froide poigne se serrer autour de son coeur. Il en eut le souffle coupé. Après de longues secondes qui lui parurent durer une éternité, il entendit quelque chose se fracasser en des milliers de morceaux. Le torse d'acier ne fut pas en mesure de protéger son coeur de verre. Il était brisé. Quêtant un peu d'air, il étouffait. Sa gorge était serrée. Puis il ouvrit les yeux. Il retrouva la pomme contre sa poitrine. Achille rassembla les maigres forces qu'il lui restait pour ne souffler qu'un seul mot.

— Meg...

Un seul mot. Un seul nom. Le seul qui eut une véritable importance à ce moment précis. La seule. Celle qu'il aimait. Elle était partie. Les sanglots poursuivirent alors que ses larmes eurent l'autorisation de quitter ses yeux à grandes trombes. Avant de s'endormir pour une nuit qu'il saura mauvaise, il se souvint une dernière fois des mots qu'il avait prononcés pour Mégara. Une simple prise de congé. Au revoir, Maîtresse des Mots...